30 Avril 2015
Si vous êtes nés dans les années 50 ou avant vous avez certainement connu le Parador provincial de tourisme du Jaizquibel construit en 1955 et détruit en 1999 dont il ne reste aujourd’hui que ̎quatre arcades amnésiques qui ne soutiennent plus rien ̎.
Jean-Paul Dubois écrivain et journaliste s’y est souvent rendu avec son père lorsqu’il était enfant et il nous livre un précieux témoignage sur la vie du Parador à cette époque où le tourisme des années 60 battait son plein en Euskadi et dans toute l’Espagne.
C'est une maison disparue. Emportée par le temps, démolie par l'histoire. De ce bâtiment imaginaire il ne reste plus aujourd'hui que quatre arcades amnésiques qui ne soutiennent plus rien, sinon les vestiges d'une inutile façade pareille à un vieux bridge privé de sa mâchoire. À quoi ressemblait autrefois cette bâtisse ? Sans doute à l'une de ces constructions normées et administrativement conformes que la mémoire s'empresse elle aussi d'effacer. Non, cet édifice n'était ni admirable, ni mémorable, pas même vraiment euzkadien. Et pourtant, lorsque j'entrais ici, lorsque je regardais autour de moi ces gens assis en train de dîner dans le calme et la vie qui, parfois, se faufilait entre les tables, je sentais alors confusément que tout allait bien se passer et que j'étais en position d'espérer le meilleur de chaque chose. L'endroit était un parador, l'un des maillons de cette chaîne de restaurants d'État espagnols créés en 1928 par Alphonse XIII pour flatter l'économie et, accessoirement, le voyageur. Cette auberge-là avait été construite en 1955 au sommet d'une montagne basque qui n'était pas bien haute mais dominait ce qui devait l'être. Le nom de ce petit pic, surplombant Hondarrabia, était gracieux et glissait doucement sur le plat de la langue : Jaizkibel. En son point le plus élevé, il y avait toujours un peu de vent qui venait de la mer. Et par temps clair, l'après midi, on pouvait apercevoir l'humide frontière du monde.
Si j'ai tout oublié de l'architecture extérieure de ce parador, je conserve encore le souvenir de son aménagement intérieur, de ses nappes blanches glacées, de l'ambiance silencieuse et quasi monacale qui y régnait. Je revois encore d'infimes détails qui n'échappent jamais à l'œil affairé d'un enfant de 10 ans. Ainsi je me souviens parfaitement que les vestes blanches élimées des serveurs étaient reprisées au bas des manches. Que le pain, servi sur de petites assiettes, était plus blanc et moins cuit qu'en France. Que les tomates y étaient découpées de façon différente. Que la charcuterie avait une odeur forte et poivrée. Que l'huile sentait l'olive et le vinaigre le raisin. Que les préposés ne parlaient pas entre eux, ne souriaient jamais. Comme si, en cuisine, un émissaire de Francisco Franco, mandaté pour rendre compte, épiait en permanence leurs gestes et faits. Curieusement, dans cette grande salle, il n'y avait pas la moindre trace de fantaisie, pas la plus petite marque de joie, seulement une sorte de paix institutionnelle, un bien-être garanti par des fonctionnaires d'État assidus à leur tâche. Ce qui, en vérité, plaisait alors à l'enfant que j'étais ne provenait évidemment pas de l'accomplissement du service ou de l'abondance des assiettes, mais du panorama grandiose, unique, auquel cet établissement donnait accès. Tout au bout de la grande terrasse se trouvait et demeure encore aujourd'hui une table d'orientation à partir de laquelle il vous était donné de survoler tout le Pays basque français. Le cours de la Bidasoa, Hendaye, les Jumeaux, Saint-Jean, la sortie des thoniers et, dans la brume de l'horizon, les premières maisons de Biarritz. Et la Rhune entourée de ses collines plissées. Les verts en dégradé. L'océan déployé. Et tout autour l'architecture du vide, cette impression de survoler la vie, de respirer l'air de tous les larges, d'être un enfant gâté. Voir alors son père s'approcher dans le soleil, le regarder pointer du doigt les Pyrénées et l'entendre nommer les montagnes l'une après l'autre comme l'on présente les membres d'une même famille. Le parador du Jaizkibel, c'était la condensation de toutes ces petites émotions, de ces moments particuliers de lumière. Un restaurant de rien du tout. Une cuisine de pas grand-chose. Mais aussi une porte grande ouverte sur un autre monde, une terrasse donnant sur l'innocence. Je suis revenu dans cet endroit pendant des dizaines d'années. Juste pour le panorama, la mémoire des jours et la voix de mon père. Et puis le parador fut rasé. Enterré vivant. Je n'ai jamais su pourquoi on laissa ce ridicule chicot en guise de devanture, ni qui décida de préserver la terrasse et la table d'orientation. En revanche, j'appris par la suite que ce restaurant avait été construit sur l'emplacement même de "cromlechs", sorte de funérarium composé de mégalithes disposés en forme de cercle et au centre desquels se trouvait toujours l'urne d'un homme incinéré à cet endroit un millier d'années avant l'ère chrétienne. Paradoxalement, le parador, où nul ne souriait, était donc né dans un petit cimetière, où, en toute logique, il fut enseveli quelques décennies plus tard. Chaque fois que je vais au Pays basque, je continue de monter au Jaizkibel. Comme autrefois, je passe la porte du restaurant traverse la grande salle et rejoins mon père au soleil, sur la terrasse. Il dit toujours les mêmes choses, évoque des mers lointaines, parle de montagnes où je n'irai jamais et n'en finit pas de prédire le temps qu'il va faire en regardant la Rhune. Je l'écoute un moment discourir, puis, doucement, m'éloigne, le laissant seul régner dans ce jardin des morts.
JEAN-PAUL DUBOIS
Né en 1950, correspondant aux États-Unis plus de quinze ans
pour Le Nouvel Observateur, Jean-Paul Dubois est l'auteur d'une
quinzaine de romans, recueils de nouvelles et essais. Journaliste
distancié et écrivain atypique, il construit, livre par livre, avec
humour et élégance, la lente chronique des cinquante dernières
décennies. Démarrant avec le Compte rendu analytique d'un
sentiment désordonné (1984) et l'Éloge du gaucher dans
un monde manchot (1986), Jean-Paul Dubois passe aux aveux
avec La vie me fait peur (1994) ou L'Amérique m'inquiète (1996).
Kennedy et moi(1996, prix France Télévisions) est adapté
au cinéma par Sam Karmann. Une vie française (2004), superbe
plan serré sur l'histoire de la Ve République, est récompensé
par le prix Femina. Après Hommes entre eux (2007), le nouveau
Jean-Paul Dubois, Les Accommodements raisonnables paraîtra
en août 2008 (éditions de l'Olivier)... Tout un programme !